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« On ne peut oublier le temps qu'en s'en servant. » Baudelaire

Que le temps soit de l'argent, que l'on tente de le tuer ou de le passer, que l'on veuille être de son temps ou prendre du bon temps, la temporalité de notre existence ne laisse aucun doute, ni non plus la difficulté de définir ce temps qui passe toujours trop vite, qu'habitent tour à tour l'ennui ou l'action, que nous tentons de gérer et qui finalement cesse. En effet, sous les allégories qui représentent le cours du temps et l'impossibilité de revenir en arrière ou bien sous les équations de la mécanique qui décrivent la vitesse des corps et leurs mouvements, savons nous de quoi nous parlons lorsque nous traitons du temps ? Les conflits épistémologiques qui agitent l'histoire des sciences, la multiplicité des représentations possibles du temps, de la frise chronologique à l'espace-temps montrent que le temps est une notion essentiellement protéiforme, et, comme l'instant, toujours insaisissable. Si l'être du temps n'est jamais accessible et que seulement sa représentation l'est, faut-il en conclure que seule cette représentation existe et que le temps n'a pas de réalité hors de l'observateur qui en constate l'écoulement ? En renouant avec cette question qui nourrit la philosophie depuis sa fondation, on esquisse deux axes de réflexion, l'un sur la dimension objective du temps et le second sur la constitution de la temporalité et sa représentation chez le sujet. Pour autant, en renouant avec cette question on se trouve aussi obligé de trancher entre ces deux dimensions et d'établir quel est le « vrai » temps, du temps objectif et du temps subjectif. Et si cette dichotomie n'était qu'un faux problème, et s'il n'y avait pas un temps « réel » mais plusieurs points de vue sur le temps qu'il s'agirait d'articuler ? C'est à cette question que nous proposons de nous consacrer désormais.

1. L'être du temps

« Qu'est-ce donc que le temps ? » demande Saint Augustin dans ses Confessions pour éclairer immédiatement l'impossibilité d'une telle entreprise définitionnelle. En effet, comment penser le temps alors que le passé n'est plus, que le futur n'est pas encore et que le présent s'ingénie à passer ? Face à la révélation du caractère insaisissable du temps, la réponse de Saint-Augustin est radicale, le temps n'existe pas et la question de la définition du temps doit rester sans réponse. C'est pourtant à cette question que nous souhaitons nous confronter en tentant de clarifier la notion de temps, même si cette entreprise est risquée. Comment, en effet, ne pas dénaturer le temps en tentant de le définir, c'est-à-dire de lui fixer des limites alors même qu'il semble ne pas en avoir puisqu'il fuit toujours ? à titre propédeutique, nous proposons de reprendre les deux axes de réflexion sur le temps qu'esquisse Aristote dans sa Physique. Le Stagirite remarque en effet que si le temps est « le nombre du mouvement », il s'agit de se demander s'il pourrait exister sans un observateur qui mesure le mouvement. En d'autres termes, le temps, s'il existe, est-il objectif est subjectif ? C'est autour de cette question que nous proposons de rassembler les contributions des scientifiques et des sciences humaines.

1.1 L'être du temps du point de vue objectif

à l'idée que le temps pourrait dépendre d'un observateur, Newton répond qu'il faut distinguer deux conceptions du temps. L'une, absolue, et l'autre relative ou vulgaire. Ainsi « le temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature, coule[-t-il] uniformément sans relation à rien d’extérieur, et d’un autre nom est appelé Durée » alors que « le temps relatif, apparent et vulgaire, est une mesure quelconque, sensible et externe de la durée par le mouvement (qu’elle soit précise ou imprécise) dont le vulgaire se sert ordinairement à la place du temps vrai : tels, l’heure, le jour, le mois, l’année ». Comprendre le temps, c'est avant tout, pour Newton, tenter de comprendre le mouvement et pouvoir le calculer. Le temps devient ainsi un paramètre mesurable et calculable, comme dans l'équation de calcul d'une vitesse, qui définit cette dernière comme le quotient de la distance parcourue par un mobile et du temps nécessaire pour ce parcours. Afin de comparer les mouvements, de comprendre les accélérations ou les décélérations, il est ainsi nécessaire de se représenter le temps comme un flux continu et universel. Le caractère absolu du temps newtonien est ainsi la condition de sa calculabilité. Pourtant, si l'on suit Newton, le mouvement ne s'effectue que dans l'espace et pas dans le temps. La mesure du temps par le mouvement, qui fournit une représentation spatialisée du temps, n'échoue-t-elle pas à accéder à l'essence du temps puisqu'elle lui substitue l'espace ? Les équations de la physique classique présentent en effet un temps continu et non orienté puisque les équations du physiciens peuvent s'appliquer aussi bien au passé qu'au présent ou bien au futur alors que le monde sensible nous présente un temps orienté selon la relation entre passé, présent et avenir.

C'est l'incapacité de la mécanique newtonienne à expliquer l'irréversibilité du temps qui conduit Clausius à formuler le principe de l'entropie lors de sa recherche sur la thermodynamique. Il lui apparaît en effet qu'un système évolue toujours dans un sens, du chaos vers l'ordre ou de la chaleur vers le froid. Fort de cette constatation et de sa formalisation, Clausius peut ainsi proposer un temps orienté du passé vers le futur et dans lequel on ne peut pas aller et revenir comme on le fait dans une portion d'espace. Pourtant, sait-on ce qu'est le temps lorsque l'on sait qu'il possède une direction ? Le travail de Clausius ne permet en effet pas de s'abstraire de l'analogie entre temps et mouvement et l'espace et le temps semblent ainsi irrémédiablement liés. Plutôt que de repousser ce lien et de tenter d'identifier un temps non-spatialisé, ne faut-il pas dès lors accepter la corrélation ontologique du temps et de l'espace ? C'est ce que propose Albert Einstein en établissant la notion d'espace-temps, ou continuum spatio-temporel. Contre Newton qui prône un écoulement continu du temps, Einstein montre que l'écoulement du temps est dépendant de la vitesse du mobile considéré. En d'autres termes, il n'existe pas de temps absolu car le temps dépend toujours du repère considéré. La simultanéité chère à Newton puisqu'elle garantissait un temps calculable, est ainsi abolie et avec sa disparition jaillit la nécessité de penser de nouvelles représentations du temps dans laquelle serait clarifiée son unité de mesure et signifiée la corrélation du temps et de l'espace, ce que propose le continuum de Minkowski, par exemple. Le temps, tout comme la longueur, la largeur de l'espace devient une dimension du mouvement, relative à un repère donné.

1.2 L'être du temps du point de vue subjectif

La physique d'Einstein ouvre ainsi la porte à de nombreuses expériences contre-intuitives, comme le paradoxe de Langevin, qui établit que deux jumeaux voyageant à des vitesses différentes vieillissent à des vitesses différentes, ou le voyage spatio-temporel, mais fragmente aussi notre représentation du temps en faisant coexister plusieurs temps. Est-ce à dire que chacun de nous est porteur d'un temps donné ? Sans répondre à cette question par l'affirmative, le retournement copernicien que Kant opère dans la Critique de la raison pure permet d'envisager les relations entre subjectivité et temps sous un jour nouveau. Face à « l'éparpillement » du temps, comment penser en effet l'expérience temporelle de tous les sujets ? Kant s'emploie à montrer que si le temps dépend des sujets, il n'en reste pas moins objectif. Dans la mesure où il « n'est qu'une condition subjective de notre (humaine) intuition », il est identique pour tous, même s'il « n’est rien en soi en dehors du sujet ». Kant continue certes à penser le temps sur un modèle spatial, comme le remarque Bergson, mais a le mérite d'attirer la réflexion sur la constitution du sujet qui perçoit le changement. Si le temps est une condition de notre expérience toujours fuyante, il est en effet d'autant plus important d'opérer une synthèse de nos objets expériences afin de pouvoir les saisir et agir. à cette nécessaire faculté de synthèse, doit de plus être adjointe une faculté de rappel du temps passé et de projection dans le temps afin d'opérer la synthèse de nos vies et de permettre l'action. La « conscience », mode de présence au monde devient ainsi chez Locke et plus tard chez les phénoménologues une faculté de synthèse de soi et du monde dans le temps. Husserl, dans sa Phénoménologie pour une conscience intime du temps, établit en effet que le temps nous apparaît grâce à un jeu de rétentions du temps et de protentions de l'avenir qui permettent l'attention, c'est-à-dire l'ouverture au présent. Comme un pied de nez à Newton, la durée, qui désigne l'être même du temps, n'est ainsi plus un temps absolu et spatialisé mais le temps subjectif de l'expérience vécue. Que l'on souscrive ou non à la dichotomie qu'établit Bergson entre la durée et le temps mathématique ou à la définition phénoménologique de la conscience, ce nouvel axe de réflexion appelle à relier les entreprises philosophiques et psychologiques. Si nos objets nous sont donnés dans le temps, c'est en effet parce que nous le sommes nous-mêmes, voire qu'il ne pourrait pas exister sans nous. Perdre la perception du temps ou ses traces, c'est ainsi perdre un peu de nous-mêmes, d'où la nécessité de parvenir à prendre en charge les pathologies qui corrodent le substrat du temps, comme la maladie d'Alzheimer. L'être du temps du point de vue subjectif n'est en effet pas mathématique mais biologique et il s'agit dès lors d'interroger l'acquisition des rythmes qui cadencent nos vies, et en premier lieu du rythme circadien, ainsi que le fonctionnement de la mémoire, d'où la pertinence de l'entreprise de la psychologie cognitive qui en propose des modèles de fonctionnement. Cette première enquête sur l'être du temps s'avère par suite déceptive en ce qu'elle ne permet pas d'atteindre une définition solide du temps comme objet. Tout au plus parvient-on à admettre que nous sommes donnés dans le temps, tout comme le sont nos objets d'expérience. Il faut cependant retenir la dissolution apparente du temps absolu, au profit d'une multiplicité de temps subjectifs qu'il s'agit d'articuler et la prééminence de la notion de repère puisque hors d'un espace de mesure le temps ne semble pas exister. Dès lors, si comme l'affirme Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, nous ne contrôlons pas le temps puisqu'il « fuse » en nous dès notre naissance, la mécanique einsteinienne évacue la possibilité d'un temps universel pour lui substituer une multiplicité de temps incommensurables et montrer la nécessité de penser de nouvelles représentations du temps. La dichotomie posée par Aristote entre un temps absolu et un temps subjectif, qu'il résout en affirmant que le temps existe hors de la relation avec celui qui l'observe doit ainsi être pensée à nouveaux frais. En effet, au sens de la physique, le temps nous échappe ainsi toujours. Pourtant, Lamartine, lorsqu'il intime au temps l'ordre de suspendre son vol, n'ouvre-t-il pas une voie pour contrôler le temps, celle de l'art comme moyen de résister à son passage et de s'inscrire dans une éternité, même relative ?

2. Le temps de l'être

La physique et la philosophie nous montrent que le temps inhérent à chaque individu et au monde qui l’entoure nous échappe. Cependant, cette difficulté se heurte au besoin que l’homme a de se projeter dans le temps et donc à vouloir se l’approprier. S’approprier le temps, c’est pouvoir le restituer et le raconter. Dans ce sens, la mémoire, autant que l’histoire ou encore les arts, ont la capacité de reconstituer le temps, de le mettre en scène ou de le narrativiser. Il s’agira, au cours de cette seconde journée, d’interroger la formation du souvenir et sa narration, et de mettre en perspective les problématiques et les enjeux liés à la restitution du temps, qu’elle soit humaine ou artistique.

2.1 Les récits du temps : mémoire et histoire

Pour percevoir le déroulement du temps et l’insérer dans la structure chronologique passé-présent-futur, l’homme est doté d’une faculté dite cognitive, la mémoire, qui par le souvenir assure le lien entre ces trois unités temporelles. $La création du souvenir dépend de la mémoire, il s’agit d’une de ses fonctions, cependant, il semble avéré que notre mémoire est sélective et subjective. Ainsi, le souvenir, en tant que produit imparfait de la mémoire, nous invite à envisager la mémoire comme une machine à fictions. Nous serions alors, d’une certaine façon, les écrivains de nos propres souvenirs, de notre propre histoire. Le souvenir permet une appropriation du temps, à la fois propre et collective, mais aussi une certaine organisation propre à chacun. On peut se demander de quelle façon le souvenir se construit, de quoi dépend-t-il ? Et dès lors, notre perception du temps est-elle différente en fonction de nos souvenirs ? Si nous sommes responsables de notre modélisation du temps et de sa conservation, la mémoire est donc susceptible d’être manipulée, déformée par notre action, en plus d’être la proie de l’action du temps.

Nous sommes tous des êtres de mémoire à des niveaux différents, puisque cette faculté est inhérente à notre condition humaine mais également parce qu’elle forge notre identité aussi bien individuelle que collective. La mémoire permet à l’individu d’exister en tant qu’être social, elle est avant toute chose «un patrimoine mental, un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations, assurent la cohésion des individus dans un groupe ou dans une société et peuvent inspirer leurs actions présentes », comme affirme L. Wirth dans « Histoire et mémoire ». Elle relie le passé au présent en l’actualisant, elle est « le présent du passé » selon R. Franck, de même qu’elle a des visées prospectives, ce qui lui permet de joindre les trois unités du temps. Pour les historiens, il existe différents types de mémoire, elle peut être individuelle ou collective, certes, mais aussi « intérieure », selon la terminologie de Maurice Halbwachs, qui fait allusion à la mémoire du vécu, ou « extérieure », qui elle renvoie à une mémoire non-vécue ou encore « mémoire sociale » empruntée à la réalité qui nous entoure. Ainsi, la mémoire met-elle l’accent sur le groupe qui se porte garant de la construction autant que de la conservation du passé. La mémoire est donc un outil de l’Histoire et du vivant. En effet, elle est intrinsèquement liée à l’Histoire et ces deux notions entretiennent des rapports étroits mais conflictuels. Alors que de par sa structure éminemment subjective, la mémoire se révèle être un outil nécessaire à l’histoire, dans le même temps, elle l’entrave dans sa poursuite de la véracité et de l’objectivité. Finalement, dans quelle mesure la mémoire construit-elle l’Histoire, et vice versa, l’Histoire nourrit-elle la mémoire ?

L’Histoire a été pendant de longs siècles le récit littéraire du passé humain, la narration des événements du passé. Hérodote commence sa narration, dans l’introduction de ses Histoires, par : « voici l’exposé de l’enquête entreprise par Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps ». C’est pour conjurer le temps que l’historien veut assumer la mission d’enquêter et raconter le passé. Au XXe siècle, l'école des Annales et Fernand Braudel vont marquer un tournant décisif dans l’approche historique et son récit. L’Historiographie n’est plus la simple narration de faits passés mais une connaissance scientifique du passé humain. Pour cela, elle doit être en mesure de prouver sa véracité par le biais de sources. L’Histoire est un vecteur de mémoire, mais les liens qui les unissent sont plus problématiques.

Pour Pierre Nora, « mémoire et Histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose » . Mais alors qu’en est-il de la mémoire historique : représenterait-elle un mariage impossible ? Le concept de mémoire historique semble un phénomène social et culturel récent et controversé, il reflète un regain d’intérêt pour la mémoire en tant qu’objet historique, alors qu’autrefois, elle n’était considérée que comme matériau de l’Histoire. La mémoire historique est une approche qui tend à réhabiliter une mémoire et à offrir ainsi réparation aux victimes des atrocités du siècle dernier (Guerres mondiales, Holocauste, guerres civiles, dictatures et totalitarismes). C’est également une lutte contre l’oubli et la revendication du droit à l’Histoire face à des lois dites de « Point final » qui sont des exemples d’amnésie volontaire ou de négation du passé. La montée en puissance de ce phénomène semble également corrélative avec « l’ère de l’éphémère » pour reprendre le titre d’un ouvrage que Jean-François Lyotard consacre à la postmodernité. En effet, la mondialisation et la médiatisation poussent l’être social à un retour vers une Histoire et une mémoire plus significatives pour lui. Parallèlement à cela, le devoir de mémoire est une tendance qui a fait son apparition en France depuis le début des années 1990. Paul Ricoeur définit le devoir de mémoire comme une « mémoire obligée », une sorte « d’injonction à se souvenir » compte tenu de la gravité des événements auxquels il renvoie. Son application, attribuée initialement à l’Etat, lance cependant le débat du contrôle de la mémoire, ainsi que de sa manipulation à des fins politiques. Il semblerait ainsi chimérique de penser atteindre un jour une mémoire universelle, dans la mesure où chacun de nous est susceptible d’être non pas porteur d’une mémoire mais porteur de mémoires. Le temps, éclairé par une perspective mémorielle et historique laisse apparaître de nombreuses pistes de recherches, aussi bien psychologiques qu’historiques ou encore philosophiques, que nous souhaitons voir explorées par les intervenants.

2.2 Temps et création

Alors que nous venons de voir que le temps est « narrable » par le biais du souvenir qui représenterait son versant subjectif, ou encore par l’histoire, qui elle, défendrait une vision des faits en les inscrivant dans un temps objectif, nous pouvons nous demander qu’elles sont les relations que le temps entretient avec la création. Dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty parle du « sujet comme temps et du temps comme sujet ». Il insiste sur la double facette du temps qui est à la fois inhérent au sujet (au personnage) mais qui peut également être motif ou sujet lui-même. Cette double inscription du temps dans la création se retrouve dans le genre autobiographique, qui fait la jonction entre le temps individuel, collectif, mais également le temps narratif, tous liés aux problématiques mémorielle et historique. Philippe Lejeune définit l’autobiographie comme le « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». L’autobiographie permet de rendre médiatique ses souvenirs, son rapport au temps, par le récit de l’histoire de sa vie. L’inscription du temps est aussi vraie pour la littérature qu’elle l’est pour l’homme dans le sens où cette notion entretient inévitablement un lien avec la diégèse. Ainsi, Gérard Genette différencie-t-il le temps de l’histoire, ou intradiégétique, du temps de l’écriture et de lecture, appelé extradiégétique. Par conséquent, le temps est présent à différents niveaux depuis la création jusqu’à sa réception. Cependant, s’il est intrinsèquement lié au domaine littéraire, il n’en reste pas moins que son traitement est laissé à l’appréciation de chaque auteur. Ainsi, il peut être amplifié ou réduit, sublimé ou ignoré, central ou secondaire. Sa présence, voire sa représentation, peut être le motif d’une quête littéraire, d’un désir de questionner la durée fictionnelle aux prises avec la réalité, c’est le cas du genre fantastique qui permet une réappropriation du temps par le matériau littéraire afin que l’étrange fasse irruption, ou encore de la science-fiction qui fait du temps futur son noyau dur. Le temps littéraire est modulable à souhait et propose, de ce fait, une piste pour accéder à la cause de l’auteur.

Les possibilités qu’offre le temps sont également exploitables par d’autres médiums que ce soit par le cinéma ou encore par le théâtre tous deux très fortement temporalisés depuis leur origine. Là encore, le traitement du temps peut donner lieu à des distorsions autant qu’à de fidèles reconstitutions, la série 24H chrono donne l’exemple le plus signifiant de ce désir de lier la création au temps réel. De même, la musique entretient un rapport unique au temps, tout comme la photographie. De manière générale, l’art entretient un lien avec le temps dans la mesure où il vise à s’inscrire dans un héritage culturel, confortant ainsi sa pérennité quel que soit sa nature (littéraire, iconographique, cinématographique).

3. L’être au Temps

Toutes les cultures ont apporté des réponses nombreuses au questionnement sur le temps, et la plupart d’entre elles tournent autour des mêmes thèmes, dictés par la condition humaine. Ainsi, nous constatons que les sociétés modernes et industrialisées modifient sensiblement le rapport culturel et traditionnel au temps. Dans son développement accéléré, l’humanité prend le risque d’altérer durablement son rapport au temps. Mais, au juste, quel rapport entretient-elle avec le temps ? En réponse à cette question, nous proposons de clôturer le colloque en tentant de comprendre, dans un premier temps, comment évolue cette mutation et, dans un deuxième dans, pourquoi celle-ci affecte notre manière de vivre et contribue à l’émergence d’un nouveau type d’individu, pressé, centré sur l’immédiat et l’instant.

3.1 Temps naturel, temps social

Même là où les mythes et la religion perdurent, le temps du quotidien subit les assauts de l’instantané : médias, nourriture, déplacement… l’ensemble des actes quotidiens s’accélère, de sorte que les contraintes du temps se font moins sentir – ou deviennent au contraire plus criantes quand les facilités s’estompent. Francis Jaurréguibérry étudie dans un article l'usage du temps permis par notre « hyper-connexion » et soutient qu'avec la dilution du temps, toujours plus malléable, les utilisateurs se perdent dans un zapping permanent. (Les téléphones portables, outils du dédoublement et de la densification du temps : un diagnostic confirmé) Avec un raisonnement similaire, Paul Virilio, urbaniste et essayiste français, étudie l'influence de l'accélération des technologies sur notre espace, en soutenant que l'accélération mène à la dilution de cet espace. (Vitesse et Politique, Essai sur la dromologie)

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault se consacre à l'étude des « dispositifs disciplinaires », c'est-à-dire de la mise en place d'un ensemble d'outils, comme les prisons ou les hôpitaux, visant à mettre en place une « orthopédie comportementale » au XVIIIe siècle. L'étude de ce dispositif particulier montre surtout combien notre identité est déterminée par l'inscription de notre action dans un contexte technologique. En repartant de cette notion, et en considérant les techniques de mesure du temps, de planification etc. comme des techniques de pouvoir, c'est-à-dire des techniques qui permettent des relations de pouvoirs, on peut étudier leur influence sur notre comportement et notre constitution en tant qu'individus. (Surveiller et punir) Ce façonnement de soi, conditionné par la manière que nous avons d’appréhender et d’organiser notre espace temps, rejoint le concept de « rythmes circadien », décrit pour la première fois en 1729 par le mathématicien et astronome français Jean-Jacques Dortous de Mairan. Ces rythmes de « périodes proches d’un jour » (du latin circa, environ et diem, jour) reflètent l’existence d’horloges biologiques internes, qui définissent un véritable « temps subjectif ». La vie des individus est ainsi marquée majoritairement par le rythme veille-sommeil. L’exemple le plus saisissant est d’actualité puisqu’il a pour objet le dix-sept premiers jours d’isolement des 33 mineurs chiliens. L’absence de repères, c’est-à-dire l’absence de rythme jour-nuit, entraîne un dérèglement de notre horloge biologique. L’incapacité d’évaluer le temps qui s’écoule, et de ce fait de le planifier, entraîne donc une modification de notre comportement individuel.

Il semblerait que notre temps soit, bien souvent, celui de l’utilitaire. Il y paraît plus simple de limiter les choses à l’usage quotidien que chacun en fait. Le calendrier ne fait pas exception à l’idée. Avoir une référence universellement compréhensible est évidemment utile ; c’est au moins une chose pour laquelle tous les hommes ont un langage commun. Le temps calendaire occupe une position médiane entre le temps cosmique et le temps vécu et procède donc d’un besoin d’orientation et d’homogénéisation sociale chez l’homme. à une moindre échelle, chaque individu s’appuie ainsi sur sa culture historique du temps pour définir son propre temps psychologique. Nul doute que le pêcheur, l’artisan et le cadre supérieur ne partagent pas exactement la même notion de temps quotidien, car chaque perception est le fruit de ses exigences propres. Toutefois, les bases culturelles jouent un rôle très important dans la perception globale du temps, en tant que rythme de vie.

3.2 De la quête d’éternité à la quête d’intensité

Le temps constitue ainsi la corde sur laquelle la vie de chacun va se tendre et, sur ce point, les nouvelles technologies de l’instantanéité représentent une arme à double tranchant. D’un côté elles semblent libérer l’individu de son assujettissement au temps, de l’autre elles intensifient l’obligation de réactivité immédiate dont il est l’objet. L’individu est ainsi conduit à fonctionner « en temps réel ». Ayant désormais conquis le sentiment de pouvoir abolir le temps, il se retrouve, souvent, en fait, arrimé à l’immédiat.

Le jour est devenu un instant et l’idée même d’une quelconque forme de vie éternelle ayant disparu à l’horizon, chaque instant doit être vécu comme s’il devait être le dernier. Ainsi, d’après Philippe Tretiark, reporter et essayiste français, l’intensité de soi dans le rapport à la vie est l’un des éléments constitutifs de l’identité de l’individu « hypermoderne ». Le portrait de l’Agité, décrit par Tretiark, est en cela une des figures de l’individu contemporain qui, dans un monde où « le but n’est plus d’actualité », cherche dans l’intensité de lui-même une immédiate éternité. (Traité de l’agitation ordinaire) Incertaine de l’avenir et menacée par lui, apprenant par l’expérience de son passé que la marche du temps peut apporter des souffrances, la conscience affective de l’homme tend à dire non au temps, à vouloir en renverser le cours, à refuser de mourir. D’autre part, Etienne Klein soulignait que « l’éternité qu’on rejette souvent “après le temps” est en réalité en sommeil au fond du présent ; comme si ce qui dure toujours était davantage lié au furtif qu’au défilement, à l’éclat qu’à la constance ». (Le temps) L’idée d’éternité, issue d’abord de la négation du temps et de la mort, apparaîtrait alors comme la plus riche de celles à partir desquelles on peut tenter de penser le temps. La société d’hyperchoix, où tout est rendu possible, contribue à rapatrier l’idée d’éternité dans le présent. La mort existe toujours à l’horizon, mais elle est refoulée, conjurée dans l’intensité du rapport à soi dans le présent, qui vise à faire de chaque instant un petit morceau d’éternité. La recherche d’intensité a remplacé la quête d’éternité.

à lire épicure, il semblerait cependant qu’il n’y ait pas d’incompatibilité entre le caractère fugace de notre existence et le bonheur. Lorsque notre vie s’achève, nous avons le privilège de la reprendre comme un tout. Peu importe s’il ne restera rien de nous après notre mort : nous n’en souffrirons pas plus que de ne pas avoir été avant de naître. Le vieillard doit savoir jouir du récit de sa propre vie, lorsqu’elle a été réussie. « Ce n’est pas le jeune homme qui doit être considéré comme parfaitement heureux, mais le vieillard qui a vécu une belle vie. Car le premier est encore souvent exposé aux vicissitudes de la fortune, tandis que le dernier se trouve dans la vieillesse comme dans un port où il a pu mettre à l’abri ses biens. ». L’expérience de son propre vieillissement, qui apparaît souvent avec soudaineté et effroi, manifeste authentiquement et originairement l’œuvre destructrice du temps. Cette expérience du temps comme vieillissement, cette épreuve du temps dans sa chair avec laquelle il faut vivre, personne ne peut s’y soustraire.

Dans ce contexte il serait possible de concevoir, comme une perspective réconfortante, un concept de jeunesse éternelle, une sorte d’immortalité, sans le vieillissement présupposé de l'immortalité brute qui pourrait s'apparenter à une sénilité évolutive, et sans la maturité, donc sans une certaine forme de sagesse liée bien que l'expérience soit sous-pied. Cependant, aucun élixir de jouvence n'a jamais été découvert, bien que des alchimistes de l'ancienne civilisation chinoise, de l'Inde ancienne et du monde occidental y aient consacré de nombreux efforts. Mais est-il possible d’envisager un jour « l’or potable », promesse de jouvence infinie, comme une réalité ? Aristote dit du temps qu’il est le nombre du mouvement selon l’antérieur-postérieur. Pour Heidegger, le temps est le mouvement de temporalisation de moi-même à moi-même à partir de ma mort. Ma mort est ainsi, elle me donne le temps ? Nous passons d’un constat à un autre : il y a du temps parce que nous vieillissons, et nous vieillissons parce que nous mourons. Il y a donc du temps parce que je meurs. Sans conscience de sa précarité, la vie ne serait pas ce qu’elle est pour l’Homme. Quel sens aurait la vie si nous étions éternels ? Vraisemblablement aucun, peut-être d’ailleurs en serait-il de même si nous ne savions pas que nous sommes mortels. La perspective de la mort donnerait ainsi sens à la vie puisqu’elle nous pousse à l’inventer autre et autrement, en quelque sorte pour nous l’approprier ou pour nous en séparer.

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